Qui se cache derrière le livre électronique, le détecteur de fumée et la Livebox ? Le physicien et inventeur français Jacques Lewiner, Docteur Honoris Causa au Technion. Celui que l’on surnomme « l’Homme aux mille brevets » revient sur sa longue carrière, les grandes tendances de l’innovation et l’état actuel de la recherche en France et en Israël.
L'Arche: Quand êtes-vous devenu inventeur?
Jacques Lewiner : J’ai toujours été curieux. Je devais être un enfant fatigant pour ma mère, à qui je demandais sans cesse pourquoi le ciel était bleu ou pourquoi un lapin était un lapin. C’est la curiosité qui m’a naturellement amené à faire des sciences. Lorsque j’étais jeune professeur à l’ESPCI Paris, ma première découverte fut celle de polymères se comportant comme des électrets.
Quelle est l’invention dont vous êtes le plus fier?
Une invention, c’est comme un enfant ; si on vous demande quel est votre préféré, vous répondez : « Je les aime tous autant. » Je peux néanmoins citer Inventel, à l’origine de la Livebox de France Télécom, devenue Orange. J’ai également été à l’initiative, avec mon ancien élève Eric Carreel, de la création de la société Withings, spécialisée dans les objets connectés liés à la santé.
Selon vous, quelles sont les grandes tendances de l’innovation?
La fusion entre physique, chimie, biologie et sciences de la vie, qui bénéficient désormais des outils de l’électronique et de l’informatique, va être porteuse de nombreuses innovations. En biologie, l’ARN messager peut révolutionner la médecine. Particulièrement d’actualité dans la lutte contre le Covid-19, il peut être utile dans des vaccins contre des maladies orphelines. Dans le secteur de l’énergie, la fusion froide permettrait d’obtenir une énergie nucléaire propre. Elle révolutionnerait le monde de l’énergie, qui est en grande mutation du fait des problèmes d’effet de serre. Par ailleurs, notre capacité à enregistrer et à stocker des données allant grandissant, l’intelligence artificielle va jouer un rôle considérable dans l’extraction et la modélisation de l’information. On peut aussi évoquer l’ordinateur quantique, qui sera très utile au chiffrement des données : quiconque essaierait de décrypter un message en modifierait inéluctablement le contenu. Ce sont des voies ardues, qui dépassent la capacité de l’individu mais sont une source incroyable d’innovation. Je ne crois pas en la fameuse loi de Moore : si plateau de l’innovation il y a, nous découvrirons de nouveaux phénomènes que l’intelligence humaine saura exploiter et qui nous permettront d’innover davantage.
Quelle différence faites-vous entre les écosystèmes technologiques français et israélien?
Leur divergence émane principalement de différences culturelles. Si le niveau de la recherche française est plutôt bon, son potentiel commence à se détériorer, notamment en raison de la rigidité du système académique. Or, le monde est de plus en plus agile. J’ai toujours été étonné que la France n’investisse pas plus pour attirer l’excellence scientifique. Israël et la Chine disposent de comités de recherche qui débusquent les meilleurs chercheurs du monde afin de les attirer dans leurs universités. De plus, la France est ralentie par une grande ignorance: comment transformer une découverte scientifique en une réussite industrielle et commerciale? Au début de ma carrière, la recherche fondamentale était considérée comme noble; la sphère économique et l’argent, eux, étaient jugés malsains. Aujourd’hui, ce préjugé n’a pas entièrement disparu. Heureusement, les gouvernements successifs ont su montrer que ce n’était pas honteux de faire de l’application, et que cela créait de la richesse nationale. Le Programme d’investissements d’avenir, le crédit d’impôt recherche et la loi Pacte vont redynamiser le système et donner foi en cette recherche qui apparaît trop souvent anecdotique. Israël, au contraire, n’a peur de rien : le jeune chercheur observe, découvre, et crée immédiatement sa start-up. Israël a très vite compris que l’entrepreneuriat à partir de la deep tech était une source de richesse incommensurable, comme le prouvent Mobileye ou Waze. Étonnamment, les Israéliens ne se rendent pas toujours compte du haut niveau de leur recherche. Les deux écosystèmes sont en réalité assez complémentaires; chacun peut apprendre de l’autre, même si, aujourd’hui, la France a plus à apprendre d’Israël.
Propos recueillis par Cynthia Phitoussi