Au sein du pôle universitaire du Technion, un laboratoire et un spin-off entièrement dédiés à l’intelligence artificielle en médecine adressent les problématiques médicales d’une façon inédite, en valorisant des données non structurées, délaissées par la plupart des instituts de recherche. Le chercheur franco-israélien Joachim Behar, dirige ces deux structures. Rencontre.
Joachim Behar fut, au moment de sa nomination, le plus jeune professeur du Technion. Cet ingénieur spécialisé dans l’intelligence artificielle dirige le AIMLab (Artificial Intelligence in Medicine Laboratory) du Technion et un spin off de l’université baptisé Tera (Technion-Rambam Initiative for Artificial Intelligence in Medicine). Ces deux structures cultivent un usage original de l’IA, assez éloigné des traditionnels projets de recherche en médecine.
L’AIMLab : valoriser les données non structurées
"Beaucoup de données sont enregistrées en clinique, mais très peu de ces données sont en définitive utilisées, puisque le plus souvent le praticien se concentrera sur certaines valeurs comme la moyenne de la fréquence cardiaque ou respiratoire”, observe Joachim Behar. Il souligne que “les données brutes sous-jacentes, enregistrées par différents capteurs et techniques d’imageries sont potentiellement beaucoup plus riches en informations”. À noter qu’en matière de protection des données, il n’existe pas en Israël d’équivalent du RGPD européen ou de l’HIPAA américain. “La régulation israëlienne sur les données est laissée à l’appréciation des directeurs de centres médicaux. Les données sont anonymisées et la manière de les partager est laissée à leur discrétion”, explique Joachim Behar. Élément significatif et amusant : les premières montres connectées dites “intelligentes”, dont l’apparition, croit-on souvent, remonte à quelques années, existent en fait depuis plus de 40 ans. “Ce qui a limité leur usage est le manque d’algorithmes intelligents et robustes, capables de généraliser des situations sur lesquelles ils n’ont pas été entraînés. C’est précisément ce que quoi nous travaillons au Technion, sur des données non structurées, qui sont typiquement les données temporelles et d’imagerie”, explique Joachim Behar. Les 15 doctorants, post docs et ingénieurs du laboratoire AIMLab travaillent sur trois axes de recherche :l’ophtalmologie (VisionAI), le sommeil (SleepAI)et la cardiologie (CardioAI). “Nous abordons ces sujets de manière non traditionnelle”, annonce Joachim Behar.
Vision AI : “Notre idée de départ a été de se dire que l’œil est la seule partie “ouverte” du corps, qui nous permet donc d’accéder directement et de manière non-invasive à la vascularisation”, évoque Joachim Behar. Aussi, à partir de photos de la rétine, il serait possible de segmenter les vaisseaux sanguins et de construire ainsi un certain nombre de marqueurs digitaux qui décrivent leur distribution spatiale. En associant ces biomarqueurs à certaines maladies cardiovasculaires, il serait possible un jour de diagnostiquer ces maladies à partir d’un simple examen ophtalmologique, anticipe Joachim Behar.
SleepAI : “Nous nous intéressons aussi au diagnostic des maladies du sommeil, en particulier l’apnée du sommeil, déclare Joachim Behar avant d'expliquer : nous avons construit un algorithme à partir de 100 000 heures de données issues de15 000 patients et nous commençons les tests prospectifs, en même temps que nous cherchons des fonds pour créer une start-up dans ce domaine”. Cet axe de recherche ne se focalise pas seulement sur l’apnée du sommeil. À terme, il s’agirait de pouvoir diagnostiquer et étudier des maladies qui ne sont pas propres au sommeil, mais qui peuvent survenir pendant le sommeil. La plupart des examens sont réalisés lorsqu’on est éveillé. La physiologie étant différente pendant cette phase de sommeil, nous nous sommes demandés comment telle ou telle maladie se manifeste pendant le sommeil. Peut-on l’étudier, ou mieux encore, la traiter ? s’est-il interrogé.
CardioAI : Le troisième et dernier axe de recherche de l’AIMLab porte sur la prédiction, à partir d’un électrocardiogramme (ECG),des risques de maladie cardiaque. L’idée est de pouvoir prédire, grâce à l’intelligence artificielle, la survenue d’une fibrillation auriculaire à un horizon de cinq ans. “Nous avons montré sur une base d’un million d’ECG (400 000 patients) que nous arrivions à faire cette prédiction avec une performance de plus de 9 0%”,précise Joachim Behar. “Notre intuition avait été que certains motifs structurels sont déjà présents dans les données médicales, même si au niveau des guidelines “classiques” du diagnostic clinique, le patient serait jugé sans fibrillation auriculaire. Nous avons un algorithme bien avancé et nous discutons actuellement avec la start-up française RDS qui est potentiellement intéressée pour l’implémenter sur leur patch”, confie-t-il. Et d’ajouter : “cet algorithme est très robuste et nous avons pu prouver sur différentes populations – japonaise, israélienne, américaine et chinoise – qu’il était meilleur que ce qui existe actuellement sur le marché”.
Focus sur Tera, spin-off du Technion
En plus de sa casquette de dirigeant du AIMLab, Joachim Behar est également cofondateur de Tera (Technion-Rambam Initiative for Artificial Intelligence in Medicine). Ce spin-off du Technion est né il y a un an, avec pour objectif de faciliter l’accès à la data. “L’autre mission de Tera, la plus importante, précise Joachim Behar, consiste à valider des modèles prospectifs. Notre idée est finalement de couvrir tout le “process cycle” : l’accès à la data, le développement de modèles de machine learning, leur déploiement en clinique”. La nature de la structure Tera est à ce titre unique, selon son directeur : “en général les centres qui étudient l’IA sont soit dans les hôpitaux, soit dans les universités mais rarement avec les deux. Cela ne permet pas seulement l’accès aux données, mais cela permet aussi de tester les modèles. C’est ce qu’il manque dans le modèle académique. Beaucoup d’articles sont écrits à partir de données rétrospectives, mais très peu de modèles sont testés en pratique médicale, alors que c’est le vrai test”.
Tera travaille actuellement sur 4 projets :
- deux en soins intensifs pour les enfants. “Ils consistent à enregistrer en continu des données physiologiques pour permettre de prendre de meilleures décisions. Nous avons mis en place un système pour extraire toutes les données d’un moniteur”, précise Joachim Behar.
- un projet qui s’intéresse à identifier des candidats médicaments pour des patients atteints de maladies cardiovasculaires
- enfin, le projet de recherche sur le diagnostic en cardiologie, porté par AIMLab (CardioAI) est également un axe de travail de Tera, en vue d’un transfert de technologie. “Nous monitorons les patients qui vont subir une opération chirurgicale, au travers d’un petit pansement qui va enregistrer leurs données. Notre objectif est de pouvoir, grâce à l’IA, amener à l’hôpital les patients avant qu’ils ne rechutent et qu’ils se retrouvent dans une situation critique”.
Le modèle économique
Fondée il y a un an à partir d’un seed fund du Technion, avec un budget de fonctionne mentpour deux ans, Tera fonctionne pour le moment sur les fonds propres de l’Université. “En termes de débouchés, nous voudrions voir des résultats académiques au travers de publications et/ou de bourses obtenues par des chercheurs, dans le cadrepar exemple d’un projet mené à l’hôpital, explique Joachim Behar. En tant que start-up, nous avons développé des algorithmes et pourrions au travers de licences en tirer de la valeur, mais est-ce la manne qui nous permettra de durer ? s’interroget-il. Cela reste une question. Nous voyons d’abord Tera comme une infrastructure de support de diagnostic technique et physique, à l’hôpital”. À noter qu’au-delà de ces projets de recherche, une autre partie importante de l’activité de Joachim Behar consiste à organiser tous les mois un séminaire qui réunit jusqu’à cent personnes sur le campus du Technion. “Chaque séminaire se fait sur une thématique donnée avec deux présentations, l’une d’un jeune ingénieur/scientifique et une autre d’un médecin, précise-t-il. Cet équilibre vise à créer une communauté professionnelle dynamique autour de l’IA appliquée à la médecine et de parler un langage commun”.
Romain Bonfillon