La pièce est fine, cinq millimètres d'épaisseur environ, et sa chair brune et caramélisée. Un carpaccio d'entrecôte d'une certaine façon. L'odeur, elle, est bien celle de la viande. Cette lamelle de boeuf a été produite ex-nihilo, et dans le plus grand secret dans le laboratoire d'Aleph Farms. Cette start-up israélienne, spécialisée dans la « clean meat », la viande fabriquée in vitro, est la première au monde à être parvenue à créer un steak par culture cellulaire, et a prouvé lundi qu'elle était aussi capable de le faire à bord de l'ISS .
Les locaux de la startup, implantés à Rehovot, un quartier technologique et scientifique à 30 kilomètres de Tel-Aviv, ressemblent plus à un labo pharmaceutique qu'à une ferme. Une pièce de réunion, deux offices commerciaux, des grandes photos de vaches placardées sur les murs, et quatre pièces en enfilade, où s'empilent machines haut de gamme, éprouvettes et blouses blanches. Dans ces pièces, seul un rapide coup d'oeil est toléré, brevets oblige.
Cet espace est le sanctuaire de Shulamit Levenberg, professeur mondialement reconnue et chercheuse au laboratoire d'ingénierie tissulaire de l'Institut Technion, basé à Haïfa. Aleph Farms et elle ont appliqué ses recherches médicales à la viande de boeuf. Désormais, il ne leur faut plus que trois semaines pour transformer quelques cellules de boeuf placées dans une boîte de pétri, en steak.
« Et il s'agit de vraie viande », insiste Didier Toubia, patron de la jeune pousse. Par « vraie viande », l'ancien ingénieur agronome entend « même structure » et même composition. Ce steak est une reproduction quasi à l'identique d'un morceau de viande que l'on prélèverait directement sur une vache.
C'est la première fois qu'un laboratoire arrive à faire interagir quatre types de cellules, à savoir des fibres musculaires, des vaisseaux sanguins, des tissus adipeux et conjonctif, pour recréer un tissu semblable à celui d'un animal. « On a confectionné une extension de boeuf, l'idée n'était surtout pas de réinventer la nature », résume l'homme d'affaires.
Imiter la nature, voilà bien le leitmotiv de la jeune entreprise. Aleph Farms a reconstitué en laboratoire un processus naturel permettant aux cellules de se régénérer. « On savait que les cellules se renouvellent et que le corps crée du nouveau muscle vingt-quatre heures sur vingt-quatre », indique Didier Toubia. L'équipe de scientifiques de la start-up a donc identifié les cellules responsables de ce processus, les a prélevées puis cultivées.
Mais le mérite principal revient sans conteste à Gertrude et Alberto, les « vaches » d'Aleph Farms. Petits frigos d'un mètre de hauteur chacun, ils abritent les boîtes de pétri dans lesquelles les cellules se multiplient. « Nous avons recréé à l'intérieur les conditions similaires à celles d'un corps de boeuf », détaille Didier Toubia. La gestation dure ensuite moins d'un mois.
Garantie sans OGM et sans sérum foetal bovin, la viande d'Aleph Farms présente les mêmes qualités nutritionnelles qu'un steak traditionnel. « Nous avons veillé à ce qu'il y ait des vitamines A, D, B12, et du fer qu'on trouve dans la viande rouge », ajoute le patron. En revanche, son coût environnemental est largement inférieur à son alter ego conventionnel.
Le steak développé par la start-up est encore à l'étape du prototype, le coût de production avoisinant les 50 dollars la lamelle de quelques grammes. « Il nous faut un à deux ans pour améliorer le produit - qui a une épaisseur encore trop fine par exemple - et pouvoir le fabriquer à un niveau industriel », explique Didier Toubia. Autrement dit, transformer l'exploit scientifique en produit de grande consommation.
Les Etats-Unis vont pouvoir mettre des steaks de laboratoire sur le marché
Pour l'instant, Aleph Farms a les fonds suffisants pour « continuer le développement du premier produit », mais aura besoin d'une « nouvelle levée de fonds pour mettre en place les premières unités de production », révèle l'entrepreneur. En mai dernier, la start-up a levé 12 millions de dollars. « Le géant américain de la viande Cargill est entré au capital, je crois que ça suffit à révéler le potentiel d'Aleph Farms… et c'est aussi un signe très encourageant que de voir les grands de l'industrie de la viande s'investir dans ce segment », lâche Jonathan Berger, patron de « The Kitchen », le plus grand incubateur israélien spécialisé en FoodTech, créé et détenu par Strauss, leader israélien de l'agroalimentaire.
Mais même si Aleph Farms a un appétit d'ogre, « la viande cultivée n'est pas destinée à se substituer à la viande traditionnelle », souligne Didier Toubia. Au contraire. La viande cultivée permettrait d'assouvir les besoins en consommation de viande de la planète et d'éviter de recourir à l'agriculture intensive que Didier Toubia considère comme étant « responsable de la faillite de l'agriculture aujourd'hui ». « La viande bio et la viande cultivée pourraient être complémentaires, un peu comme le vin, les différents vins ne s'adressent pas aux mêmes consommateurs ni aux mêmes contextes, la viande cultivée serait en fait une nouvelle option dans l'industrie de la viande », poursuit-il.
Mais avant de pouvoir concrétiser de telles ambitions, Aleph Farms va devoir passer par la case « réglementation ». En tant que produit alimentaire innovant, la viande issue de culture cellulaire devrait être régie en Union européenne par le règlement « Novel Foods » et obtenir une autorisation de mise sur le marché. « C'est un peu la même démarche que pour un médicament », explique Hélène Miller, en charge des affaires réglementaires à Aleph Farms et qui connaît le sujet en tant qu'ancienne avocate spécialisée dans le domaine des sciences du vivant.
Une fois le steak prêt à être commercialisé, la start-up enverra son dossier à la Commission européenne pour un examen approfondi de son produit. « Obtenir une autorisation de mise sur le marché par l'UE permettra de garantir transparence, qualité et sécurité au consommateur et donc s'assurer de sa confiance », poursuit Hélène Miller. Selon Didier Toubia, les steaks pourraient être distribués dans les restaurants début 2023 et les supermarchés quelques années plus tard.
Source : LesEchos.fr
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